La neige continuait de tomber.[1]
Il faisait froid.
La nuit n’était pas encore arrivée.
Derrière les rideaux de la fenêtre d’une maison dans une rue dite « résidentielle », je regardais un homme avec un plastique au dessus.
J’étais au chaud, mais inquiet pour cet homme sous la neige.
Au bout d’un moment, j’avais décidé de téléphoner au SAMU[2] pour demander qu’il intervienne sans tarder, afin de prendre l’homme en charge.
Dés que j’ai donné l’adresse, il m’a été répondu que le SAMU connaissait bien « l’homme au vélo » auprès de qui des interventions avaient déjà été effectuées sans résultat.
Cet homme étant majeur m’avait-on précisé, la « loi »[3] en France ne permet pas au SAMU de porter atteinte à sa liberté de s’installer dehors par tous les temps.
Je n’avais rien pu faire d’autre.
C’était en revenant du travail quelques semaines auparavant que j’avais trouvé cet homme, d’une trentaine d’années, assis en face de la maison, sur le trottoir, du côté d’une autre demeure.
Il était très calme et avait un sac à côté d’un vélo.[4]
Je crois avoir compris tout de suite que cet homme avait le projet de rester dans cette rue.
Je n’ai pas cherché immédiatement à rentrer en contact avec lui et je ne me rappelle plus si je l’avais fait dés le lendemain ou des jours après.
En lui parlant, j’avais constaté qu’il était comme absent.[5]
J’ai pu apprendre qu’il n’avait plus de logement depuis quelques années, qu’il ne désirait plus en avoir et qu’il ne voulait « être » que dans la rue.
Très vite, j’avais commencé à lui sortir un plateau repas le soir et parfois à midi aussi lorsque j’étais sur place, ou lorsque mon épouse y était.[6]
Je n’avais pas tardé non plus à me rendre compte qu’il vidait le contenu des assiettes dans une poubelle à l’entrée du parc limitrophe et ne gardait que ce qu’il pouvait conserver.[7]
Il ramenait le plateau et lorsque je lui demandais si le repas était bon, il répondait par l’affirmative en secouant la tête.
Par la suite, sans lui faire part de ce que j’avais observé, j’avais compris qu’il valait mieux remplacer le plateau repas par des fromages, des fruits, des biscuits, des chocolats et de temps à autre de l’argent.
Chaque fois que je sortais de la maison ou que j’y revenais, je m’adressais à lui, même si souvent il ne disait rien.
Il avait eu, je ne sais pas comment, un petit chien et il était tout le temps avec lui, y compris lorsqu’il faisait du vélo.[8]
Un jour, à mon retour du travail, j’avais tout de suite remarqué que le chien n’y était pas. Et je n’avais pas tardé à apprendre qu’il lui avait été retiré par des « gens de l’administration » parce que les vaccinations n’étaient pas à jour.[9]
Il était contrarié.
Je voulais faire quelque chose pour l’aider à récupérer le chien en lui expliquant que je pouvais me charger des démarches nécessaires auprès des services concernés s’il voulait me fournir des précisions, mais il ne répondait pas.[10]
Peu de temps après, en rentrant le soir, je l’avais retrouvé avec le chien.
Je n’ai jamais su comment il avait fait pour le récupérer.
Je les avais pris en photo et quelques jours plus tard, il avait l’air d’apprécier que je lui remette la photo.
Avec le temps, il avait eu une radio et écoutait souvent de la « musique classique ».
Il avait aussi une petite télévision à piles et un ou deux livres.
Le soir, pour mieux s’abriter et abriter le chien, il avait amélioré le système de couchage et de protection par le plastique.
C’était son « havre ».
Parfois, il entreprenait de balayer[11] une partie de la rue et pas seulement l’espace immédiat autour de son installation.
Je ne voulais sûrement pas penser à ce que je ne pouvais pas empêcher et je faisais comme si cette rue ne pouvait plus « être » sans cet homme.
Puis, en revenant du travail un soir, la rue était vide :
« Une vague vient du fond du passé et, lente, dandinante, puissante, déferle. Explose et fait exploser les souvenirs comme autant de bulles d’écume ».[12]
Ai-je pleuré comme je l’ai fait en écrivant ces lignes ?
Une voisine m’avait raconté que dans la matinée, des « gens de l’administration » avaient débarqué, que toutes les affaires de l’homme avaient été jetées dans un véhicule à ordures,[13] que l’homme avait été sommé de disparaître et de ne plus remettre les pieds dans cette rue[14] s’il ne voulait pas avoir de « problèmes ».[15]
C’est ainsi que cette rue dite « résidentielle »[16] où j’habite toujours a perdu cet homme.
Il s’appelait Philippe.[17]
BOUAZZA
[1] Il y a peu de neige dans la région, mais cela arrive de temps à autre.
[2] Service d’Aide Médicale d’Urgence.
[3] « On » ne peut rien contre l’étable (les tables) de la « loi ».
[4] Je ne sais plus maintenant si le vélo y était dès le départ ou s’il l’a eu par la suite.
[5] Il ne parlait presque pas, mais avait dit que le docteur lui avait signalé des « troubles mentaux ».
[6] Ou nos deux fils, ou l’un d’eux.
[7] Pain, fruit, fromage, yaourt.
[8] Il prenait soin de ce compagnon et lui-même prenait bien soin de sa personne : Je l’ai toujours vu bien rasé, bien coiffé et proprement habillé.
Comment y arrivait-il ?
[9] « On » ne peut rien contre l’étable de la « loi ».
[10] Il avait cette attitude chaque fois que je voulais tenter quelque chose concernant sa situation et se montrait alors plus que fuyant.
[11] Je ne sais pas comment il s’est procuré un balai.
[12] Driss Chraïbi, La civilisation ma mère, Paris, éditions Denoël, 1972.
[13] L’homme a été autorisé à garder le sac, le vélo et le chien.
[14] Cette voisine ne travaillait pas et a pu être présente à un moment de la journée où presque tous les résidents étaient absents.
Elle a tenté en vain de s’opposer à l’expulsion.
[15] « On » ne peut rien contre l’étable de la « loi ».
[16] Des résidents avaient agi en « secret » pour l’expulsion de cet homme qui par sa présence, soutenaient-ils, portait « gravement atteinte au caractère résidentiel de la rue ».
[17] Voir :
http://raho.over-blog.com/
http://paruredelapiete.blogspot.com/
http://ici-bas-et-au-dela.blogspot.com/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire