Lors de mon dernier séjour au Mghrib
[1] en 1995,
[2] je me suis rendu à la campagne avoisinante de Rbate
[3] et Sla
[4] pour voir ma sœur de deux ans plus âgée que moi, son mari, mes neveux et mes nièces.
Ils étaient à la ferme.
Saisir le mari, c’est s’intéresser au poulet.
Dans un texte diffusé sur internet, son fils aîné
[5] écrit :
« En 1972, mon père achète un terrain vague de trois hectares, à 10 kilomètres de Rabat.
On le surnomme rapidement « Lblad ».
[6]À l’époque, mon père avait 26 ans, j’en avais quatre.
Avec ma mère, ils décident de se partager financièrement la tâche.
Ils étaient tous les deux de petits fonctionnaires […]. Leurs salaires, très limités, étaient consacrés l’un au paiement du « terrain fraîchement acquis », l’autre aux besoins de la « petite famille ».
Comme je l’ai déjà dit, j’avais quatre ans, ma sœur trois et mon frère, enfin, venait de naître.
[7] Il y avait aussi ma grand-mère paternelle […].
Lorsque mon père a acheté ce terrain, il n’avait aucun sou pour l’équiper.
Rien.
Il y allait de temps en temps pour « voir ».
Imaginer quelque chose pour plus tard, rêvasser, flâner… […].
Un jour, il y a installé une « berraka »
[8] en contre-plaqué : huit mètres sur quatre. […].
Pourquoi ne pas y élever des poussins ?
Oui, pourquoi pas ?
Lorsqu’il en a parlé à sa mère et son épouse, elles ont rigolé de toutes leurs dents.
Mais leur réaction ne l’a pas empêché de mettre son plan à exécution.
Je crois qu’au début, il y avait élevé une centaine de poulets fermiers, ou une soixantaine.
Je ne m’en souviens plus.
Il les a vendus au bout de deux ou trois mois, et en a élevé d’autres par la suite.
Les « bénéfices » n’étaient pas toujours au rendez-vous, mais mon père s’était déjà lancé. […].
Lorsqu’il a terminé le paiement du terrain, il a décidé de construire un poulailler en argile et en paille. […]. Il y a commencé un élevage de poules pondeuses. Le « profit » suit au début, mais un jour, des dizaines de poules se sont retrouvées mortes : la peste avait emporté tout l’élevage au bout de deux ou trois jours.
Mon père est découragé.
Il « abandonne », mais momentanément. […].
C’est un homme têtu et courageux. […].
Un aventurier.
Comme on dit, il a commencé « à partir de rien ».
Ce qui fait sa force ?
C’est cela justement : il n’avait rien à perdre.
Quelques mois après la catastrophe du « poulailler d’argile », il décide d’opérer son retour.
Il est arrivé à se procurer un peu d’argent et s’est lancé dans une nouvelle « bande ».
[9] […].
Un jour, le poulailler s’écroule […].
Dedans, plus de 7000 pondeuses meurent de froid. […].
Le temps passe et mon père arrive, en dépit de toutes les difficultés, à construire un poulailler. […]. En ciment armé.
Il se « re »-lance. […].
Le « profit » ne suit pas.
Il abandonne finalement.
Il a décroché un poste […] avec un salaire conséquent. […].
Plus tard, il est contacté par un groupe d’aviculteurs français qui veut investir et fait de lui son représentant au Maroc […].
Le groupe va finir par quitter le pays.
Mon père se « re »-lance, encore une fois, en commençant par le commencement : construire des poulaillers. […].
Il achète, en 1992, un autre terrain, pas loin de « Lblad », puis un autre, et plusieurs autres.
Il les transforme en fermes, avec des poulaillers en ciment armé.
La même année, il décide de construire une maison au lieu précis où la « berraka » a été installée vingt ans auparavant ».
[10]Je connaissais les grandes lignes de cette « entreprise ».
À mon arrivée à la ferme, je n’ai pas tardé à remarquer un bardot
[11] délaissé.
J’ai appris que mon beau-frère avait besoin d’une bête de somme et qu’un jour, le bardot s’est trouvé à la ferme.
Une fois le travail accompli, le bardot a été abandonné.
Lorsque je l’ai vu, il était étendu et n’avait rien à manger.
Il était squelettique et ne tenait plus sur ses pattes.
Il agonisait.
[12]Interrogé, un des employés de la ferme m’a répondu que le bardot ayant fait ce qu’il avait à faire, il était devenu « inutile ».
[13]Comment le mari de ma sœur pouvait-il agir ainsi ?
[14]Je ne le connaissais donc pas bien.
[15]Nous croyons souvent connaître une personne et nous nous rendons compte parfois que nous ne la connaissons pas.
Je ne voulais peut-être pas « saisir » le « sens » de son « savoir-faire » pour « devenir quelqu’un ».
[16]J’ai donné à l’employé de la ferme de quoi acheter un sac d’orge
[17] en le chargeant
[18] de veiller à ce que le bardot soit nourri, abreuvé et soutenu pour se remettre sur ses pattes afin d’être lâché par la suite dans la nature.
Pendant quelques jours, il s’est occupé de l’animal mais n’a pas tardé à le laisser mourir.
[19]Et ma sœur ?
Elle pensait en mère qui subit.
Elle n’avait pas besoin de me le dire.
Je lui ai écrit
[20] de France.
Une longue lettre je crois.
Très critique pour son époux.
Je voulais l’aider à faire de son mieux pour marcher sur la Route de la Foi.
Je lui ai parlé de Qaroune.
[21]Qaroune était un individu qui a amassé une « fortune colossale ».
Il avait accumulé des « trésors » et se vantait de son « savoir-faire » pour « s’enrichir ».
Il a été englouti par la terre avec sa maison.
[22]Allah n’aime pas les personnes qui cherchent à s’élever sur terre et à semer la corruption.
[23]Qu’Allah nous guide.
[24]BOUAZZA
[1] Le « r » roulé, Maroc.
La ferme est aux environs du fleuve Abou Raqraaq (Bourgraag, Bouregreg) qui passe entre Rbaate (Rabat) et Sla (Salé).
[2] Selon le calendrier dit Grégorien.
[3] Rbaate (le « r » roulé), Rabat (érigée en « capitale » par le colonialisme français qui a mis en place une « monarchie héréditaire de droit divin »).
[4] Salé.
[5] Aujourd’hui enseignant universitaire et journaliste.
[6] La terre.
[7] Deux autres enfants sont nés par la suite : une fille et un garçon.
[8] Baraque, construction utilisée souvent dans les bidonvilles marocains.
[9] Dans un élevage de poulet, la « bande » correspond à la période (50 jours) pendant laquelle le poussin d’un jour devient poulet, c'est-à-dire bon pour être commercialisé.
[10] Lblad, 11 décembre 2006.
[11] Animal issu de l’accouplement d’un cheval et d’une ânesse.
[12] Personne parmi le voisinage ne pouvait s’en charger car la sécheresse ne permettait pas aux paysans pauvres d’avoir de quoi nourrir des bêtes.
Les paysans maintenus dans la misère par un système criminel sont parfois obligés d’abandonner les bêtes qu’ils n’arrivent ni à alimenter, ni à vendre.
[13] J’étais étonné par le traitement réservé au bardot, même si je n’ignorais pas qu’au Mghrib, la maltraitance des humains, des animaux et autres fait partie du quotidien.
[14] La réponse de l’employé de la ferme était en fait une référence à la position du mari de ma sœur.
[15] Sa mère, une parente de mon père, était venue à Lkhmiçaate où nous venions de nous installer pour qu’il puisse continuer ses études au collège (se reporter à mes textes intitulés "Ma soeur" et « Une femme aimée »).
Avec le brevet des études secondaires, il a eu un emploi à Rbaate et habitait avec sa mère et la sœur de celle-ci qui considérait qu’il était son fils.
Il n’a pas tardé à se marier avec ma sœur qui avait elle aussi arrêté les études au collège et avait un emploi à Agadir où mon père exerçait.
[16] Son « savoir-faire » lui sert « beaucoup » dans le système criminel.
[17] Il n’a acheté que quelques kilos et a gardé le reste de l’argent.
[18] Il ne pouvait pas manifester une opposition ouverte à une demande de cette nature émanant du frère de l’épouse de son employeur, surtout lorsqu’il y a de l’argent qui va avec.
[19] Lorsqu’il est mort, je n’étais plus à la ferme.
[20] A-t-elle eu cette lettre ? La garde t-elle toujours ? Son époux en a-t-il pris connaissance ? Et les enfants ?
[21] Qaaroune, Coré.
[22] Alqoraane (Le Coran), sourate 28 (chapitre 28), Alqasas, Le Récit, aayate 76 à aayate 84 (verset 76 au verset 84).
[23] Alfaçaade.
[24] Voir :
http://raho.over-blog.com/http://paruredelapiete.blogspot.com/http://ici-bas-et-au-dela.blogspot.com/