J’ai déjà eu l’occasion de parler un peu de lui sur un « blog ».[1]
En cette année 2010 du calendrier dit Grégorien, il est dans sa quatre vingt dixième année.
Il n’a pas encore arrêté de travailler.
J’avais une dizaine d’années et lui une quarantaine lorsque nous nous sommes rencontrés.
C’était l’année de l’arrivée à Lkhmiçaate où mon père, magistrat comme lui,[2] venait d’être muté.
La maison de fonction qui nous était allouée, se trouvait à côté de celle où il habitait avec sa famille, dans le « quartier administratif ».[3]
Sa fille aînée qui avait l’âge de l’une de mes sœurs,[4] n’avait pas tardé à devenir la copine de cette dernière.
J’avais vite fait la connaissance des autres membres de la famille et je sentais agréablement la tendresse qu’avait la mère pour moi.
Avec un de ses fils, « Mjidou »,[5] le football devenait mon jeu favori et la fréquentation des autres enfants me transportait :
« Au milieu de l’herbe, des coquelicots et des marguerites qui couvrent le champ derrière la maison, les enfants sont à peine visibles. Les rires fusent. Ils sont presque tous là : Mjidou et tous les autres.
Autour du champ, de splendides eucalyptus couvrent de leur ombrage la piste qu’empruntent les chevaux. Nous aimons nous retrouver là, faire le plein des couleurs et des parfums, courir, passer au milieu des nuées d’oiseaux, faire voler les cigognes qui se donnent rendez-vous ici en grand nombre pour manger des limaçons,[6] s’approcher des vaches, s’allonger sous le ciel et contempler l’infini limpidité ».[7]
Des saisons ont succédé aux saisons.
Mon père a eu une affectation dans une autre ville.
Le père de « Mjidou » aussi a été nommé ailleurs.
Plusieurs années plus tard, à la fin de leur carrière de fonctionnaires,[8] tous les deux sont revenus à Lkhmiçaate et ont décidé par la suite de devenir avocats.
Moi-même, après des études universitaires en France, j’y suis revenu, avec mon épouse et notre fils.
Un an après, nous avons eu notre deuxième fils.
J’ai retrouvé « Mjidou »[9] et nous avons accompli ensemble le « service civil » à la Province[10] de Khémisset.
Par un ami de mon père, j’ai pu obtenir au lycée un poste d’enseignante pour mon épouse. Elle avait une des filles du père de « Mjidou » comme élève et la retrouvait toujours avec plaisir lorsque nous rendions visite à la famille.[11]
La mère avait toujours de l’affection pour moi et tout le monde m’entourait de beaucoup d’attention.
Après le « service civil » et un moment de « flottement », j’ai commencé un stage d’avocat au cabinet de mon père.
De ce fait, je retrouvais, pratiquement tous les jours au tribunal le père de « Mjidou », un modèle pour moi.
Je commençais à le connaître plus profondément et à réaliser qu’il était encore plus intègre et plus exemplaire que tout ce qui se disait à son sujet.
Comment pouvait-il réaliser ce miracle dans un cadre qui ne cesse de répandre la pourriture ?
Je ne comprenais pas, mais lui a dû saisir assez vite que je me sentais emprisonné et que je faisais beaucoup d’efforts pour ne pas le montrer.
« À Khémisset, une pluie fine et froide a vite transformé les allées du souq[12] en une sorte de marécages. Poussiéreuses sous le soleil, boueuses lorsqu’il pleut, ces allées ressemblent à la grande partie des rues de la ville. […] Je[13] marche entre les marécages. La pluie fine continue. Pleut-il vraiment ? La pluie est peut-être dans ma tête, dans mon cœur, je me sens de plus en plus assailli, cerné, encerclé par la perversion, l’avilissement, la fourberie, l’abjection, la corruption, la trahison, la putréfaction.
Après le souq, je me suis rendu au champ où, autrefois je contemplais le ciel d’une infinie limpidité. Le champ a été transformé en chantier de murs. En chantier de la laideur planifiée par des zombies. À force de regarder cette laideur, il semble que tout est laid et que les immondices qui giclent de partout souillent tout. Y compris les enfants.
Non. Pas les enfants. PAS LES ENFANTS ».[14]
Le père de « Mjidou » faisait de son mieux pour me faire sentir les vertus de l’endurance,[15] mais il voyait bien je crois qu’il n’était pas possible de m’empêcher de préparer mon évasion.[16]
« Mon[17] départ de Khémisset fut une surprise pour certains. Quelques jours auparavant, on me voyait encore recevant des gens dans le cabinet d’avocat où j’exerçais. On me voyait aussi déambulant dans les couloirs d’un tribunal où l’avocat est à la justice, ce que la prostituée est au proxénète. Certaines personnes qui m’avaient vu la veille de mon départ, m’avaient donné rendez-vous pour le lendemain. Je suis parti un matin.[18] En plein été. En pleine lumière. À Casablanca, j’ai pris un taxi pour l’aéroport. Quelques semaines seulement venaient de s’écouler depuis des événements sanglants[19] dans cette ville et dans d’autres. Des hommes, des femmes, des enfants en marche. L’arsenal du maintien de l’ordre se répand. La panoplie répressive. Des milliers d’arrestations. Des camps de détention et de torture. Des blessés, des tués. Des procès en vertu de la loi colonialiste[20] sur les manifestations contraires à l’ordre et réprimant les atteintes au respect dû à l’autorité.
- Pourquoi quitte t-on son pays?
Aujourd’hui encore, après tant d’années, lorsque quelqu’un me pose cette question, je ne répond pas ou plutôt, je répond par le silence ».[21]
Un jour, j’ai pris contact de France avec le père de « Mjidou » pour l’inviter à venir avec son épouse passer des vacances parmi nous.
Tout en étant très touché par mon geste, il m’avait fait comprendre que le seul voyage auquel il se préparait avec son épouse et qui avait de l’importance pour eux, était le voyage pour accomplir le pèlerinage.[22]
Par la Miséricorde d’Allah, ils ont pu le réaliser.
Peu de temps après, l’existence ici-bas de son épouse s’est achevée.[23]
Je lui ai adressé mes condoléances et sa réponse, pleine de simplicité, débordait d’amour pour son épouse que je n’oublie pas.
De temps à autre, je reçois des nouvelles du père de « Mjidou » : Son sérieux est toujours exemplaire et sa probité légendaire.
Qu’Allah nous unisse dans le Bonheur de l’au-delà.[24]
BOUAZZA
[1] Se reporter à mon texte intitulé « Enfance ».
[2] Ils avaient pratiquement le même âge et tous deux étaient magistrats du parquet (ministère public).
[3] Quartier qui était réservé aux colonialistes français avant ce qui a été appelé « l’indépendance dans l’interdépendance ».
Se reporter à mon texte ainsi intitulé.
[4] De deux ans plus âgée que moi.
[5] Son prénom c’est ‘Abd Almajiid (le serviteur du Glorieux, c'est-à-dire d’Allaah), mais nous l’appelions « Mjidou ».
Il est du même âge que moi.
[6] Bou’boula.
[7] Mon écrit « Ainsi parle un Musulman de France né au Maroc », 1992, p.6.
[8] Le père de « Mjidou » a demandé et obtenu de finir sa carrière de magistrat au tribunal de Khémisset.
[9] Qui était aussi étudiant en France.
[10] Préfecture.
[11] Les délicieux gâteaux, les crêpes, les galettes et autres préparés par cette fille, aujourd’hui mère, sont inoubliables.
[12] Souk, marché.
[13] Dans le texte initial, j’écrivais « il ».
[14] Mon écrit, op. cit, p. 74.
[15] Assabr (le « r » roulé).
[16] Se reporter à mon texte intitulé « Évasion ».
[17] Dans le texte initial j’écrivais « son ».
[18] Mon épouse était partie plus d’un mois avant, avec nos fils.
[19] Les massacres du 20 juin 1981.
[20] Loi du 29 juin 1935.
[21] Mon écrit, ibid, p. 102.
[22] Alhajj.
[23] Qu’Allaah la couvre de Sa Miséricorde.
[24] Voir :
http://raho.over-blog.com/
http://paruredelapiete.blogspot.com/
http://ici-bas-et-au-dela.blogspot.com/
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