« ─ Entre, étranger. Entre en paix. Le jour de l’éternité commence.
C’est par ces paroles que l’étranger fut accueilli à la porte sud de Cordoue,[1] par un matin clair de l’an de grâce chrétienne mil cinquante-quatre. Il était vêtu d’un burnous[2] de laine brune, coiffé d’une toque en peau de bouc, long et maigre comme une queue de vache. Il n’eut pas à décliner son nom ni à fournir d’explications sur le pays dont il était originaire. Il était avare de ses mots. De surcroît, on ne lui demandait rien : sa qualité de non-citoyen de la ville suffisait amplement, faisait aussitôt de lui un hôte de marque. Tout fils d’Adam[3] qui vivait au-delà des remparts de Cordoue ─ et peut-être des frontières de l’Andalousie[4] ─ ne pouvait être qu’un sous-développé. On allait lui montrer le paradis.
─ Bois, frère. Ce n’est que de la rosée pure que des centaines de jardiniers ont recueillie à l’aube sur les pétales des fleurs, goutte à goutte, dans un ou deux de nos centaines de jardins. Des mains de jeunes filles en fleurs ont jeté quelques grains de gomme arabique dans un brasero contenant des braises en combustion. Lorsque la fumée a commencé à se dégager, elles ont placé une cruche en terre renversée au-dessus du brasero, pendant quelques minutes, afin que la senteur de la gomme l’imprègne. Ce n’est qu’ensuite qu’elles y ont déversé la rosée. Voici la cruche, étranger. Bois et que la beauté du monde descende en toi !
Il but. C’était délicieux, rafraîchissant. Il ne dit rien.
─ Et mange. C’est du herbel, un en-cas qui nous permet d’attendre le petit déjeuner. Ce n’est que du blé grossièrement concassé au mortier. Bien sûr, les femmes l’ont trié grain par grain. Oui : elles se réunissent par groupe de quartier, tantôt c’est le quartier des limandiers, tantôt celui des tisserands, tantôt celui des parfumeurs, par roulement. Et ainsi tout le monde se sustente, en communauté. Donc, elles ont lavé le blé, l’ont nettoyé de tout tégument. Elles ont commencé hier soir, il faut du temps pour confectionner les bonnes choses de la vie. Elles ont couvert le herbel d’eau de pluie, l’ont placé sur un feu de charbon de bois. Il a cuit toute la nuit, personne n’a eu à le surveiller. Il ne faut surtout pas y toucher pendant qu’il lève et gonfle. Ce matin, elles l’ont mélangé à l’aide d’une écumoire en bois de citronnier. Elles ont fait bouillir du lait trait sur place et l’ont versé sur le blé, petit à petit, tout en remuant. Une femme a ajouté du sel, une autre du sucre, une troisième du beurre frais et de l’eau de fleur d’oranger. Ces trois-là sont des spécialistes : on les appelle les « goûteuses ». Oui : elles sont enceintes de six ou sept mois. C’est à cette période de leur grossesse que leur palais et le plus fin, comme tu sais. Il y a toujours des femmes enceintes dans notre ville. Elles goûtent, rectifient l’assaisonnement de tous les plats de toutes les demeures. Et ainsi, elles donnent le jour à des enfants splendides quand elles arrivent à terme.
Goûte, étranger. Et que la baraka d’Allah[5] te baigne !
Il goûta. C’était succulent. Il ne dis pas un mot, reprit une cuillerée, puis une autre, une autre encore…On eût dit des grains de miel fleurant le terroir, à la fois moelleux et craquants sous la dent. C’était au poste de garde où on l’avait conduit en musique. On l’avait installé sur un sofa tendu de brocart, on avait calé son dos avec un chois de coussins brodés et passementés d’argent. Sous ses pieds, sur les murs, une symphonie de tapis et de tentures où se mariaient l’azur, l’indigo et le parme sur un fond rouge sombre. Quanoun, violon alto, oud, derbouka, le quatuor s’était assis en cercle, exécutait et chantait à l’unisson des « mouwachahat »,[6] cette musique andalouse qui enveloppait l’hôte d’une paix charnelle, lui ouvrait l’appétit, puis aidait à sa digestion heureuse.
On mena ensuite l’étranger (il était toujours silencieux) dans la salle d’eau attenante. L’eau chaude et l’eau froide coulaient telles deux sources sonores, l’une d’une gueule de lion en bronze, l’autre d’un bec de cormoran en céramique, dans des conques en faïence irisée.
L’homme qui venait de se rassasier prit le pain de savon qu’on lui tendait et qui avait la forme d’un mont de vénus, en huma le parfum de rose, se nettoya longuement les mains et la bouche. Du musc fut vaporisé sur son crâne chauve et sur sa barbe, une robe d’honneur en soie du Yémen fut glissée par-dessus son burnous, ses pieds se retrouvèrent prisonniers de fines babouches blanches, si tendres et immaculées que l’étranger cilla. Ce fut indépendant de sa volonté, lui qui de tout temps n’avait marché que sur la plante rugueuse de ses pieds. Jusqu’au soir tombant, tant que dura la visite de la ville, il resta ce qu’il était, le visage ascétique, sans expression aucune, fût-ce dans la prunelle de ses yeux. Un témoin venu d’une autre planète.
Suite ininterrompue de fontaines, musique des eaux, rires de la foule au pas lent, orchestre à tous les carrefours, débauche de cuivre, d’or, de menthe, de tissus et de biens de consommation. C’était la première galerie marchande. Galerie à auvents et balcons ouvragés, avec en guise de ciel des écheveaux de laine et de soie tendus d’une façade à l’autre en une orgie de tons chauds. Tombait à travers eux la lumière du zénith, décomposée par ce spectre en couleurs fondamentales, puis dégradée en couleurs complémentaires. L’homme que l’on guidait par la main à la découverte de la civilisation essayait en vain d’enjamber ces rais verts, ocre, cobalt, jaunes, émeraude, rubis…Il ne voulait pas les salir. Et peut-être pensait-il d’abord à la terre qu’il foulait.
─ Balek ! Place, place à l’étranger !...Balek !
─ Quatre-vingt mille magasins. Regarde.
Il le voyait bien, enregistrait tout, n’avait pas de mots.
De chaque magasin sortait un commerçant qui s’avançait souriant à la rencontre de l’étranger, une offrande dans le creux de ses mains.
─ Prends, frère. C’est un échantillon. Tu es mon hôte.
─ Tiens, frère. Sens ce raisin avant de le déguster.
─ Mon hôte…frère…hôte…prends…c’est un présent…
─ Place, place ! Balek !
L’homme à la triste figure portait à sa bouche une datte, une autre datte, quelques grains de raisin, une pêche dodue, une olive violette – de ces meslalla[7] qui avaient macéré dans leur jus et qui avaient le goût d’un clitoris. Consciencieusement mâchait. Pépins et noyaux, il les mettait dans le capuchon de son burnous.
─ Viens, lui dit le capitaine de la garde qui faisait office de chambellan. Suis-moi. Et que ton âme se prosterne devant ce que tes yeux vont voir !
Majestueusement, l’homme au visage de pierre entra dans la seconde galerie marchande, la traversa presque à mi-pas. Ici, ce n’était pas la laine ou la soie qui formait un avant-ciel : mais un jardin suspendu. Du patio de chaque maison jaillissaient des tiges d’arbustes qui longeaient les vestibules, passaient dans le trou aménagé à cet effet dans le chambranle des portes, puis escaladaient les façades, abandonnaient des diadèmes de fleurs autour de chaque fenêtre – et toutes leurs gerbes vivantes, elles les jetaient à profusion à deux hauteurs d’homme en un dôme éblouissant. Jasmin blanc, jasmin violet, roses, bigaradiers, elranj, trémières, bougainvillées, étoiles de soleil, quantité d’autres plantes odoriférantes auxquelles on cherchait encore un nom arabe. De la rue pavée de zelliges rutilants damassés de vert béryl, montaient les jets d’eau : les faisceaux liquides, chantant de note en note toute une gamme d’harmonies, ne touchaient jamais les fleurs, pas la moindre goutte. Ils s’arrêtaient en dessous, la valeur d’une main d’homme. Juste pour les rafraîchir en un souffle de brise.
Les échoppes n’étaient pas attenantes aux maisons. Elles étaient au milieu de la rue, d’espace en espace, en bois d’arar, rondes comme des kiosques. C’est là qu’oeuvraient les maîtres artisans du parfum. Ils avaient toutes les essences sur place. On leur apportait à manger et à boire. Du matin au soir, parfois la nuit entière, ils étaient rivés à leur quettara, surveillaient passionnément l’écoulement goutte à goutte de l’esprit embaumé des pétales. Et chacun d’eux mis un point d’honneur à déposer une gouttelette de son art là où l’étranger les laissa faire malgré lui : sur son front, entre ses doigts, au lobe de ses oreilles.
─ Et maintenant, lui dit son mentor, viens te repaître l’âme de l’éclat de notre science. Entre et écoute.
L’homme qui venait des confins de la civilisation entra, écouta.
Gradins, des étages de gradins, jusqu’au plafond sculpté d’où pendaient des lustres en cristal de roche. L’amphithéâtre était archicomble. Assis en tailleur sur une estrade, le professeur de médecine donnait son cours magistral aux étudiants accourus des quatre coins du globe.
─ … Un jour, j’ai compté quarante légumes et viandes différents qui entraient dans la composition d’un seul plat. Je dis bien quarante. Mais revenons à notre sujet. Donc la médecine est une science qui englobe tout, parce qu’elle a pour objet la santé du corps humain, la vie. Le médecin s’efforce de conserver la santé à ceux qui font appel à lui, ainsi que de prévenir les maladies. Il commence par localiser les troubles, sans oublier les états d’âme, et il établit son diagnostic. Il fixe aussi les thérapeutiques, en déduisant les effets des remèdes de leur composition et de leurs vertus. Il apprécie l’évolution d’une maladie et sa tolérance aux médicaments en examinant la couleur des urines du patient, la forme de ses excrétions, son pouls. Il imite en cela la nature et il l’aide quelque peu : c'est-à-dire qu’il développe chez le malade la volonté de vivre…
Il disserta longtemps, détailla le phénomène de la poussée du sang dans les artères, la circulation sanguine, la circulation pulmonaire. Tel un leitmotiv, il revenait toujours au point essentiel de l’objet même de la médecine : la relation malade-maladie-environnement. S’il apprit et retint, l’étranger n’en laissa rien transparaître. Il était avare même de sa salive.
On le conduisit à la médersa de la musique. Elle était située dans un parc arborisé d’essences nobles. Chaque élève, dès son jeune âge, devait d’abord construire l’instrument de son choix, l’ouvrager, l’élever comme un enfant, le nourrir de patience et d’amour, apprendre sa texture grain par grain, son toucher, son odeur – sa personnalité. Cela durait parfois des années. Et, lorsqu’il en tirait enfin la première note, ce n’était pas en tant que maître de l’instrument, mais tel un amant aux pieds de l’aimée, à son écoute, ou un Bédouin frère de cœur de son cheval. L’étranger embrassa tout de son regard attentif. Il écouta longuement les jouissances d’harmonie et les explications détaillées des professeurs. Il n’émit pas un seul son.
On le reçut à déjeuner dans une maison particulière, un petit palais. Un homme y entrait. Il se retourna à la vue de celui qui n’était manifestement pas un Cordouan.[8] La main tendue, il dit :
─ Viens partager notre repas. Tu nous honorerais. Après toi, frère. Cette demeure est la tienne.
On roula devant le frère quatre tables rondes que des serviteurs chamarrés chargèrent de plats fumants. Il s’en gava. Sans pousser un seul soupir d’aise ni de quelque sensation que ce fût. On lui lava les mains dans une bassine d’argent à étagères superposées percées savamment de trous comme des ouïes d’un luth. En y tombant, l’eau que déversait un domestique d’une bouilloire devenait un chant de cordes. Les heures avaient passé dan la liesse, l’après-midi touchait presque à sa fin. On invita donc l’étranger à s’étendre pour un petit somme – en attendant la suite des festivités, dans le palais du calife. Il ouvrit la bouche, dit :
─ Non.
Il se leva et demanda d’une voix grave :
─ Où est Dieu ?[9]
Le capitaine de la garde fut aussitôt sur ses gardes. Il posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis ce matin :
─ Qui es-tu ?
─ Un Berbère de là-bas.
─ D’où ça ?
─ De sijilmassa.
─ Qu’est-ce que c’est que ça ?
─ Rien. L’Atlas.
─ Quel est ton nom ?
─ Abdallah. Abdallah ibn Yassin.[10]
─ Et que fais-tu dans la vie, Abdallah ?
─ Rien. Je prie.
L’officier éclata soudain d’un rire de bonheur.
─ Tu es un fqih ? Tu enseignes le Coran[11] aux barbares ?
─ Je suis un marabout.
─ Tu veux visiter notre mosquée-cathédrale, la mosquée des Omeyyades ?[12]
C’est pour cela que j’ai entrepris ma marche depuis la montagne. Uniquement pour cette raison.
─ Viens, homme de Dieu. Suis-moi. Balek ! Balek !...Place, place ! Place à l’homme de Dieu ! Avis à la population : l’homme que voici va diriger la prière…Balek ! Balek !
Derrière eux, la foule s’amassa par vagues, grossit en marée, s’étira en procession. Un nouvel imam,[13] même d’un seul jour, était toujours le bienvenu.
Abdallah ibn Yassin se déchaussa, ôta la robe dont on l’avait gratifié comme d’un suaire, fit ses ablutions dans la vasque, l’une des innombrables vasques de la cour des Orangers. Vigoureusement frotta, frotta. Il se sentit impur de tout ce luxe qui l’embaumait tel un cadavre. Il usa beaucoup d’eau. Puis, lentement il traversa la forêt des colonnes.
Le « mihreb »[14] était en marbre, si lisse et si poli qu’il amplifiait, renvoyait le son à des parasanges à la ronde, chargé des quatre échos de la mosquée et des résonances de la voûte. Abdallah s’y dirigea, tourna le dos aux fidèles.
Il avait attendu cet instant-là depuis des années, des années – lui, l’humble, le croyant aussi solide que sa montagne natale. « Tabaraka alladi biyadihi almoulk…Gloire à Celui entre les mains duquel est le Royaume ! […] » La sourate[15] qui commençait par ces mots, il la préférait entre toutes. Elle était simple et belle, parce qu’elle résumait le Destin.
Et voici comment se manifesta le Destin : Abdallah ouvrait déjà la bouche, il se préparait à faire remonter dans sa gorge toutes les voix de tous ses ancêtres qui avaient déposé leur vie et leur mort dans son sang, génération après génération, globule par globule, et leur sueur et leurs larmes, leur foi et leurs désillusions – et puis… Et puis la Voix retentit dans son corps brusquement, frappa son crâne, figea sa langue […].
Il sortit et agit. Trois saisons plus tard, en l’an mil cinquante-cinq, il enlevait les places fortes à la tête de ses commandos, conquérait le Maghreb et la plus grande partie de l’Espagne, fondait la dynastie berbère des Almoravides[16] qui devait durer plus d’un siècle – l’espace d’un renouveau, un infime printemps de l’éternité sidérale ».[17]
[1] Qortoba (le « r » roulé).
[2] Slhaam, cape, manteau.
[3] Notre père Aadame sur lui la bénédiction et la paix.
[4] Alanedalouçe.
[5] La bénédiction d’Allaah.
[6] Mouwachchahaate.
[7] Meslalla : littéralement, « touche la dame ». La recette existe encore à fès (note de Chraïbi).
[8] Qortobiyy.
[9] Où est Allaah ?
[10] ‘Abd Allaah Ibn Yaçine.
[11] Alqoraane.
[12] Omawiyyiine.
[13] Imaame, guide, dirigeant (dans ce cas celui qui dirige la prière).
[14] Almihraab (le « r » roulé).
[15] Alqoraane (Le Coran), sourate 67 (chapitre 67), Almoulk, La Royauté.
[16] Almouraabitoune (le « r » roulé).
[17] Driss Chraïbi, Naissance à l’aube, Paris, éditions du Seuil, 1986, p. 177 à 186.
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